Louise Desnos
Vit et travaille en France
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La Mue
Neyla s’est arrêtée net dans sa course. Elle reste interloquée devant cette matière organique qu’elle n’a encore jamais vue. Sekina s’approche et lui explique: « Pour grandir, les serpents doivent perdre leur peau, on appelle ça muer. Et dans l’Islam, le serpent est un symbole de miracle !» Cette scène se déroule dans les Gorges de la Loire, à Saint-Etienne, au centre nautique des Révotes. Le lieu appartient aux Éclaireuses et Éclaireurs de France. Comme chaque été, cette association de scouts laiques prête son bout de paradis aux Scouts Musulmans de France de Lyon. Une trentaine de jeunes entre 6 et 18 ans s’y retrouve pour vivre au rythme de la cueillette des fruits, du froissartage (technique scoute de construction en bois) et des prières.
Ils expérimentent une parenthèse faite à la fois d’indolence et d’apprentissages. Pour la plupart de ces enfants des quartiers populaires de Lyon, ce sont les seules vacances de leur été. Pour tous, un souvenir inoubliable.
Le sujet du temps libre est au cœur de mon travail depuis mes années d’études. J’ai obtenu mon diplôme à l’EnsAD Paris en 2017, section photo/vidéo, grâce à un mémoire et une série de photos sur la paresse au cinéma. Cet ensemble d’images intitulé Acedia autour de la paresse comme force mélancolique et libératrice a évolué et murit avec le temps. Cette série prendra en 2024 la forme d’un livre à paraître aux éditions Witty Books.
Les questions d’identités et de genres me sont également chères. J’ai exploré ces thématiques lors de différents voyages au Liban, à La Havane, en Chine, ainsi que dans une série intitulée Femmes sous influence dans laquelle j’ai mis en scène des femmes de ma connaissance. Il s’agissait de figurer le rapport ambigu et parfois conflictuel de chacune d’elles à leur corps et à leur intimité.
Enfin, ma pratique de la photo est étroitement liée à l’enfance. Entre 2017 et 2022, j’ai animé à la Villa Noailles des ateliers d’initiation à la photographie conçus à l’attention du jeune public.
Habitant la banlieue parisienne durant mon enfance (Sartrouville exactement), j’ai moi-même suivi des cours de catéchisme pendant plusieurs années. Mes parents n’étaient pas des catholiques pratiquants, ils ont pourtant cru bon de nous laisser, mon frère et moi, expérimenter la religion et sonder notre foi. Je garde de cette période un souvenir singulier : Dieu était alors un confident à qui je livrais chaque soir mes souhaits, mes doutes et mes remords. Ces instants me permettaient de prendre du recul sur ma jeune vie.
C’est avec ce souvenir intime en tête que j’ai passé une première semaine au camp des Révotes en août 2022. J’y ai découvert les principes du scoutisme. Les Scouts Musulmans de France ont été fondés en 1991 à une époque où l’actualité est rythmée par la guerre du Golfe et la guerre civile en Algérie. Le climat national et international oppose alors Orient et Occident. La création des Scouts Musulmans naît de la volonté de réconcilier ces oppositions. L’association souhaite participer à l’intégration des enfants tout en leur assurant un lien avec leur héritage. A cette époque, il existe déjà en France des scouts catholiques, laïques et juifs. Les Scouts Musulmans viennent s’inscrire dans la même tradition du scoutisme dont son fondateur, Robert Baden-Powell, disait:
« Transformer ce qui était un art d’apprendre aux hommes à faire la guerre en un art d’apprendre aux jeunes à faire la paix ».
En août 2023, j’étais de retour dans les gorges de la Loire. Ces deux séjours m’ont permis de découvrir la vie des scouts, de comprendre quelles étaient les activités, les traditions et les principales interactions sociales qui rythmaient cette micro-société. Plus important : j’ai appris à connaître les enfants et à me faire connaître d’eux. D’un été à l’autre, je les ai vu grandir et ai noué des liens sincères avec eux. Grâce à cette relation de confiance, j’ai pu assister à des scènes d’une précieuse poésie. Par la photographie, j’ai cherché à capter les dynamiques de groupe et les comportements individuels à ces âges cruciaux de construction de soi. Et finalement observer le passage du temps et sa suspension, l’apprentissage et la paresse, l’insouciance de l’enfance et la solennité de la religion. En ces temps de stigmatisation de l’Islam, je voudrais montrer que la base des Révotes tient lieu de « safe place » pour ces enfants pour une grande part issue de l’immigration.
L’amour de la photographie et du cinéma me sont venus de mon père récemment décédé. Dans chacun des portraits qu’il faisait de ma mère, mon frère et moi, s’inscrivait la tendresse qu’il nous portait. C’est avec ce regard – et en nouant un lien avec celles et ceux que j’enregistre – que je crée aujourd’hui des images. J’essaie toujours d’accéder à une certaine forme d’intimité de l’expérience humaine. Ainsi, ce projet n’aurait jamais été écrit si je ne m’étais pas assurée à la fois du soutien mais aussi de l’enthousiasme des responsables de l’association : Zora Merazig, qui supervise sur le terrain le déroulé des séjours aux Révotes, et Abdelhak Sahli, président des Scouts Musulmans de France depuis 2013.