Hyoyeon Kim

Vit et travaille en Corée
www.hyoyeon-kim.com

Abnormal sense

Ma grand-mère maternelle était la dernière fille des propriétaires d’une clinique de médecine orientale pour Coréens située aux environs d’Hiroshima. A 18 ans, elle a rencontré son futur mari qui avait été mobilisé à Hiroshima. A cette époque, la situation au Japon était extrêmement instable, la guerre du Pacifique touchait à sa fin. Plus tard, en 1944, mon grand-père a trouvé refuge à Busan en Corée, avec ma grand-mère qui était enceinte de leur premier enfant. Toute la famille de ma grand-mère était toutefois restée à Hiroshima. Ma grand-mère poursuivit sa nouvelle vie avec son mari à Busan, laissant derrière elle les siens à Hiroshima. Dans les années qui suivirent, alors que ma grand-mère était enceinte de son deuxième enfant, elle apprit qu’une énorme bombe avait frappé Hiroshima. On disait que la moitié de la ville avait été détruite par une seule et unique bombe. Ma grand-mère perdit alors tout contact avec sa famille au Japon. Vingt ans plus tard, en 1973, son frère aîné, unique survivant du bombardement, vint à Busan pour retrouver sa jeune sœur. Plus tard, on l’appela “Hibakusha”, un mot japonais utilisé pour désigner les survivants des attaques nucléaires de Hiroshima et Nagasaki en 1945. Il n’eut jamais d’enfant. Dans mes souvenirs, ma grand-mère ne maîtrisa jamais complètement le coréen.

En 2017, vers le mois d’octobre, des rapports sur les armes nucléaires de la Corée du Nord nous arrivaient chaque jour en Corée. Ces informations me replongeaient dans les guerres passées. Toutefois, la situation n’avait, selon moi, rien à voir avec les autres conflits de l’histoire. Tout au long de mes études, je n’avais jamais entendu parler de victimes coréennes d’attaques nucléaires. Mon expérience personnelle m’a amenée à m’interroger tout particulièrement sur les survivants des bombardements et leur vie après. Ils ont été blessés par la guerre, la colonisation, la mobilisation militaire et l’immigration qu’on leur a imposées.

Ce que j’ai compris en travaillant sur ma série Abnormal Sense est que cet événement qui s’est produit il y a 75 ans, de l’autre côté de la mer, a encore et toujours des effets terribles sur de nombreuses générations et en aura encore sur nos enfants à venir.

Abnormal Sense est né de mon histoire familiale. Mais c’est aussi notre histoire qui n’a pas été complètement révélée.

La Corée est le deuxième pays au monde en termes de victimes d’attaques nucléaires.

En 1945, au moment de l’attaque, environ 100 000 Coréens ont quitté Hiroshima. On compte plus de 49 000 morts coréens mais ce chiffre reste toutefois encore une estimation. La plupart de ces victimes étaient des militaires mobilisés ou des populations voisines venues à Hiroshima pour gagner plus d’argent. A cette époque, les gens étaient mobilisés par région et environ 80% des Coréens envoyés de force à Hiroshima venaient de la province du Sud du Gyeongsang et plus particulièrement de Hapcheon. Une fois la guerre terminée, environ 43 000 Coréens qui avaient survécu ont tenté de revenir en Corée. Désormais, le surnom de Hapcheon est « Deuxième Hiroshima ». A Hapcheon, les enfants qui naissent chaque année continuent de voir le jour dans l’anxiété et les blessures.

Ma grand-mère n’est jamais retournée à Hiroshima. Personne dans la famille ne lui posait la moindre question. Mais ma mère et moi nous souvenons d’elle qui, souvent, fredonnait des chansons japonaises, regardant par la fenêtre de la cuisine. Abnormal Sense est la lettre d’une grand-mère à une mère, d’une mère à sa fille et de la fille à l’enfant qui verra le jour.